Points de vue
Réindustrialiser la France - Privilégier l’attaque à la défense : le cas du textile
Comment transformer la révolution technologique en levier de reconquête industrielle ? Le secteur textile en offre une illustration concrète : un laboratoire de réindustrialisation alliant innovation, circularité et souveraineté. Sans compter uniquement sur une réglementation faussement protectrice…
Planifier et mettre en œuvre la réindustrialisation, est un enjeu majeur pour la France : Ce point de vue prend le cas du textile comme pivot pour notre pensée
Il y a trente ans, Philippe Duclos, Senior Partner et fondateur d’Antheus, a eu le privilège de participer aux négociations du GATT à Genève : une transition majeure, de l’Arrangement multifibres vers l’Accord de l’OMC sur les textiles et les vêtements. À l’époque, la France voulait inscrire son industrie textile dans un régime d’échanges mondiaux plus ouverts, persuadés que la qualité et l’innovation permettraient à l’Europe de résister à la vague d’importations à bas coût venues d’Asie.
Avec du recul, nous constatons que la réponse européenne ne peut plus se limiter à la montée en gamme. Nous devons affronter des concurrents désormais capables d’allier volume, créativité et agilité industrielle à l’échelle mondiale.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en France, la filière textile demeure un véritable pilier économique. Elle pèse 14 Md € de chiffre d’affaires, représente plus de 60 000 emplois dans 2 200 entreprises réparties sur toute la chaîne – production de fibre, filature, tissage, ennoblissement, confection et distribution. Ce secteur incarne un savoir-faire reconnu, notamment en textiles techniques, innovants ou de luxe ; la France y exporte massivement. Mais 97 % du textile consommé sur le territoire est importé et le déficit commercial est lourd : près de 17 Md € d’importations pour seulement 9 Md € d’exportations.
Cependant, le « made in France » connaît une dynamique positive. De nouvelles entreprises émergent chaque année, portées par des solutions technologiques à forte valeur ajoutée – textiles techniques, éco-responsables, biosourcés. Cette vitalité s’appuie sur la technologie et sur l’export, désormais moteur de croissance, avec près de 70 % du chiffre d’affaires du secteur. La filière tire parti de son excellence industrielle, d’une tradition du luxe et d’un engagement en faveur de la durabilité : elle s’adapte, innove, rayonne.
Le textile français, c’est aussi un révélateur des défis industriels que traversent la France et l’Europe dans de multiples filières : automobile, chimie, électronique, pharmaceutique… C’est à la fois un miroir et, espérons-le, un tremplin. Le vrai défi est : comment saisir la révolution technologique, et réindustrialiser pour créer les emplois de demain ?
Une filière tirée par l’innovation
Depuis plusieurs années, la France a misé sur l’innovation et la qualité dans le textile. Fibres hautes performances pour le sport, textiles médicaux, combinaisons techniques… Les niches à forte valeur ajoutée portent la croissance.
Une nouvelle révolution est en marche dans l’industrie textile :
- L’intelligence artificielle révolutionne la conception, le prototypage, la production et la personnalisation, en permettant de créer des designs innovants, de prédire les tendances, et d’adapter les collections en temps réel aux attentes des consommateurs.
- Les robots intelligents automatisent désormais des tâches complexes comme la coupe, la couture et l’assemblage, offrant une précision et une rapidité sans précédent tout en réduisant considérablement les défauts et les déchets.
- Cette automatisation accrue promet une réduction drastique des coûts de production tout en renforçant la flexibilité, la vitesse et la capacité d’adaptation des chaînes industrielles. Ces atouts sont essentiels pour relocaliser la production au plus proche du consommateur européen, répondre à ses exigences de qualité et de durabilité, et réduire l’empreinte carbone liée au transport.
C’est une opportunité unique de réinvestir la production industrielle grand public en Europe. Même si la création massive d’emplois reste un défi, l’enjeu prioritaire est de relocaliser la valeur, réduire la dépendance aux importations, et renforcer la souveraineté industrielle européenne.
Pour réussir cette transformation, il est essentiel d’intégrer les nouveaux investisseurs, y compris ceux venus de Chine, qui apportent avec eux des modèles de production mass-market automatisés, performants et connectés. Le futur modèle industriel reposera sur des micro-usines intelligentes, connectées et flexibles, capables de personnaliser les produits en temps réel, avec des chaînes logistiques pilotées par l’intelligence artificielle pour éliminer surproduction et gaspillage.

Une filière plus entravée que soutenue par la réglementation

L’Europe a créé un cadre réglementaire ambitieux : collecte séparée des déchets en 2025, passeport numérique du textile en 2030, Responsabilité Élargie du Producteur, normes d’éco-conception. Objectifs : réduire le gaspillage, garantir la traçabilité et la durabilité. Sur le terrain, ces contraintes sont lourdes à supporter face à une concurrence inégale.
La contrefaçon reste un fléau : elle représente 26 Md € de pertes par an pour les entreprises européennes, soit 10 % du marché. Certes, l’UE dispose d’outils juridiques (directive 2004/48/CE sur le respect des DPI, règlement [UE] n° 608/2013 sur le contrôle douanier, Observatoire des DPI), et les douanes saisissent chaque année des millions d’articles, principalement des vêtements, chaussures et accessoires.
Mais leur application manque d’efficacité, notamment hors d’Europe. La production délocalisée et le commerce en ligne favorisent la diffusion massive de produits contrefaits, notamment en provenance d’Asie. Malgré les clauses insérées dans les accords commerciaux récents, leur application reste inégale, en particulier dans les pays tiers. Résultat : des distorsions de concurrence qui menacent des milliers d’emplois.
Ajoutons à ce contexte : contraintes foncières, obligations environnementales et de gestion des déchets, fiscalité complexe, contentieux juridiques, et un code du travail dense. Chaque nouvelle usine est un parcours du combattant. Les charges croissent, les contraintes règlementaires s’empilent.
Dans ce contexte, entreprendre en France exige des qualités surhumaines. Pourtant, c’est face à ce défi qu’il faut investir et simplifier, plutôt qu’ajouter des obstacles.
ET SI L’EUROPE DEVENAIT LA Chine de la chine ?
Pendant vingt ans, nous avons regardé la Chine comme « l’atelier du monde » : main-d’œuvre abondante, coûts imbattables, production à façon. Nous avons externalisé, délocalisé, sous-traité, persuadés que l’avantage compétitif – voire comparatif – resterait éternel.
Mais, à force de nous observer, d’apprendre nos processus, de copier nos modèles, les acteurs chinois ont fait le chemin inverse : ils ne sont plus seulement producteurs à bas coût, ils maîtrisent désormais l’ensemble du cycle de valeur – design, R&D, brevets, production de masse, marketing digital. Ils ont pris la main sur la « valeur ajoutée » que nous pensions capturer en Europe.
Le risque aujourd’hui ? Que l’Europe devienne la Chine de la Chine : c’est-à-dire un simple réservoir de compétences intermédiaires, un prestataire de second rang sur des segments que les acteurs asiatiques délaissent car déjà dépassés, sous prétexte qu’on a « gardé l’assemblage » mais perdu la maîtrise des technologies, des plateformes et du récit de marque. Un continent « sous-traitant premium« , mais non décideur.
Alors, que faire pour éviter cet écueil ?
- Réindustrialiser intelligemment : pas rapatrier pour rapatrier, mais reconstruire des filières compétitives sur les segments d’avenir, quitte à exiger des transferts de technologies dans le cadre d’accords de joint-ventures permettant aux industriels chinois de s’installer sur notre sol.
- Se spécialiser sur l’innovation et l’usage : textiles intelligents, services intégrés, circularité haut de gamme.
- Créer des plateformes européennes capables de mutualiser R&D, production et distribution pour atteindre une masse critique.
- Transformer les contraintes réglementaires en atouts (traçabilité, empreinte carbone, labels) afin de bâtir une différenciation crédible.
- Contrôler les maillons stratégiques (matières premières, machines, logiciels) et remonter la chaîne de valeur.
- Raconter une « Europe industrielle » qui inspire : faire du « made in Europe » un signe de qualité, d’éthique et d’innovation – pas un vestige du passé.
Cette posture n’est pas du protectionnisme nostalgique ; c’est un « industrialisme offensif« . Si l’Europe du textile (et au-delà) ne choisit pas cette voie, elle risque de devenir ce qu’elle redoutait jadis : l’atelier périphérique d’une puissance innovante extérieure.

RÉindustrialisation stratÉgique et montÉe en valeur : les « portes de sortie » inspirÉes d’autres industries

Innover sur le produit ET l’usage : dépasser la simple « matière textile »
Thèse : le textile ne doit plus être perçu comme une commodité à faible différenciation, mais comme un système à fibres + matériaux intelligents + services associés.
- L’électronique et l’automobile avec les batteries et le stockage
Les géants (Tesla, CATL, LG…) ne vendent pas seulement des cellules : ils développent des systèmes intelligents de gestion, de refroidissement, des logiciels, des services de maintenance. L’Europe cherche aujourd’hui à construire ses propres gigafactories (par ex., Northvolt, ACC) pour reconstruire une filière complète de batterie. Cela illustre qu’on ne « relocalise » pas un produit, on recompose une plateforme technologique. - La cosmétique / dermocosmétique haut de gamme
Ces secteurs ont sauté le palier « matière » et « marque » pour vendre des protocoles, des routines personnalisées, des diagnostics cutanés, des objets connectés (capteurs de peau). En misant sur la conjonction « produit + digital », ils échappent à la simple guerre du coût.
Quelle leçon en tirer pour la filière textile ?
Si des textiles équipés de capteurs, proposés en location ou en abonnement, ou intégrant des services tels que le diagnostic de performance, la maintenance, ou le reconditionnement, deviennent la norme, alors la dynamique concurrentielle se déplace : l’enjeu ne réside plus dans le simple coût unitaire du produit, mais dans la capacité à innover et à créer de la valeur d’usage.
Mutualiser, coopérer, créer des plateformes industrielles : casser l’isolement
Thèse : une PME textile isolée sera submergée ; un réseau, une plateforme, une « usine d’excellence collaborative » peuvent offrir l’échelle technologique, l’effet de réseau et la mutualisation des risques.
- L’aéronautique : Airbus comme archétype européen
Le modèle Airbus repose sur une coopération multinationale structurée, des standards industriels partagés et des plateformes technologiques communes (composites, motorisation…), qui renforcent sa capacité à monter en gamme. Ce n’est pas chaque entreprise qui avance seule, mais un écosystème industriel intégré qui progresse collectivement. Ce modèle n’est pas le fruit du hasard : il explique en grande partie pourquoi Airbus est aujourd’hui l’un des rares contrepoids technologiques à l’échelle mondiale. - L’électronique ou le semi-conducteur : alliances stratégiques
L’UE encourage aujourd’hui des alliances sectorielles (par ex., « Alliance for processors and semiconductor technologies ») pour mutualiser les efforts de R&D, de financement et d’industrialisation. Dans le contexte du « Chips Act », l’idée est que quelques grands projets structurants irriguent des chaînes de valeur locales. - L’industrie sidérurgique : l’acier circulaire
Le passage à l’acier électrique, produit à partir de ferrailles, confère à la ferraille un rôle stratégique. Pour bâtir une véritable filière circulaire, il ne suffit pas d’additionner les capacités : il faut repenser l’écosystème dans son ensemble. Cela implique de mutualiser les ressources, de coopérer entre acteurs du recyclage, fonderies et affineries, et de structurer des plateformes industrielles capables d’assurer un approvisionnement stable, une qualité maîtrisée et une valorisation optimale.
Quelle leçon en tirer pour la filière textile ?
Nous pouvons imaginer des clusters technologiques textiles, des usines mutualisées de textile technique, des plateformes de codéveloppement (machines, fibres avancées, logiciels de modélisation) au niveau européen ou interrégional. Cela abaisse les barrières d’entrée, partage le risque, et permet de mobiliser des compétences de pointe.


S’appuyer sur les transitions écologique et circulaire comme avantage compétitif
Thèse : la « contrainte » environnementale devient une opportunité pour repenser l’offre, la provenance, la traçabilité, la circularité – et se différencier face aux producteurs low-cost moins scrupuleux.
- Le secteur de la construction : des matériaux durables
Des groupes comme Saint-Gobain investissent massivement dans l’isolant recyclé, les matériaux biosourcés ou bas carbone. Le « label vert » est devenu un facteur de décision pour les maîtres d’ouvrage publics ou privés. - La chimie : l’industrie des énergies « clean » (hydrogène, électrolyseurs)
Le Clean Industrial Deal de l’UE vise explicitement à lier réindustrialisation et neutralité carbone, en soutenant les industriels qui reconstruisent localement des capacités (électrolyseurs, hydrogène, fabrication de matériaux verts). Le pari : valoriser les productions « zéro / bas carbone » face à des importations moins contraintes. - Le recyclage : l’économie circulaire
Dans certaines filières (plastique, métaux), la rareté des matières premières pousse à relocaliser le recyclage et à investir dans les technologies de séparation / purification (par ex., « rachat de matériel usagé, retraitement haute performance »).
Quelle leçon en tirer pour la filière textile ?
Plutôt que de miser sur le recyclage de fibres, encore limité techniquement et économiquement, le textile européen peut construire sa compétitivité circulaire en activant d’autres leviers : structurer une circularité de bout en bout via la réutilisation et la seconde vie des produits, renforcer la traçabilité certifiée des matières, investir dans des procédés énergivores désormais alimentés par des énergies vertes, et instaurer un label environnemental exigeant comme barrière de marché. L’enjeu est d’opposer à l’importation « moins chère, mais opaque » un modèle ancré sur la qualité, la transparence et la durabilité.
Capter la valeur en amont : intégration verticale ou contrôle de segments-clés
Thèse : pour échapper à la dépendance aux fournisseurs dominants (fibres, machines, services), certaines industries ont remonté vers l’amont pour sécuriser des matières, des brevets ou des composants critiques.
- Le secteur pharmaceutique et des biotechnologies
Nombre de grands laboratoires ont internalisé ou codéveloppé leurs plateformes de bioproduction, de formulation, ou de vecteurs (ARNm…). Cela réduit la dépendance aux fournisseurs externes, souvent situés aux États-Unis ou en Asie. - Le secteur automobile
Tesla est un modèle d’intégration verticale et de contrôle de toutes les technologies clés pour la voiture électrique (métaux pour batteries, fabrication des batteries, conception et production des composants, assemblage des véhicules, vente et distribution directe, logiciels de conduite autonome, stations de recharge électrique).
Quelle leçon en tirer pour la filière textile ?
S’inspirer de ces exemples peut conduire à :
- Investir dans des fibres techniques, des matières premières avancées (nanofibres, fibres biosourcées, textiles intelligents).
- Contrôler ou comaîtriser le parc machines sensibles (teinture, finissage, nanocoatings).
- Intégrer des briques de logiciels ou de capteurs dans le produit textile.
Ce gain de contrôle sur les segments stratégiques peut permettre de capturer une partie de la valeur, sans la céder à des fournisseurs asiatiques.


Financer la montée industrielle : combler l’écart de capital et structurer le soutien public-privé
Thèse : nombre de projets de réindustrialisation échouent faute de capitalisation suffisante, de coût du financement ou de vision de long terme. Il convient de bâtir une « chaîne de financement industrielle ».
- L’UE et ses politiques industrielles
L’UE, en 2025, multiplie les instruments pour encourager la réindustrialisation (Clean Industrial Deal, mécanismes de financement, allégements d’aides d’État) pour accélérer des projets industriels stratégiques. Les États membres sont encouragés à structurer partenariats public-privé de long terme. - Bpifrance et l’accompagnement des entreprises
Selon ses propres analyses, « gagner la bataille de la réindustrialisation » s’appuie sur trois piliers : innovation, investissement et internationalisation. En d’autres mots : on ne finance pas seulement des usines, mais des innovations industrialisables exportables. - Les projets de grande envergure (IPCEI, projets structurants européens)
Certains projets transnationaux (IPCEI – Important Projects of Common European Interest) permettent de mutualiser les coûts, de sécuriser les chaînes de valeur, et d’aligner les États membres autour d’un financement commun.
Quelle leçon en tirer pour la filière textile ?
S’inspirer de ces exemples peut conduire à :
- Identifier des projets structurants (par ex., « usine européenne de textiles techniques ») qui peuvent être soutenus via des mécanismes européens.
- Favoriser le capital patient, le « scale-up industriel », les fonds dédiés à l’équipement lourd (machines sophistiquées, outillages).
- Articuler des stratégies publiques (subventions, aides, crédit export, partage de risque) avec une vision industrielle robuste.
Synthèse : une trajectoire de réindustrialisation textile plausible
À la lumière de ces leviers, on peut dessiner une feuille de route stratégique pour le textile européen / français :
- Cartographier les segments à haute valeur ajoutée (textiles techniques, smart fabrics, recyclage de fibres haute performance).
- Structurer des plateformes industrielles partagées permettant la mutualisation de la R&D, des équipements et de l’innovation.
- Intégrer verticalement les maillons critiques (fibre, traitement, capteurs, logiciel).
- Faire de la transition écologique un avantage compétitif, non un coût contraignant.
- Construire une chaîne de financement robuste et orientée (public-privé, capital industriel).
- Projeter à l’export : la réindustrialisation est pertinente si le produit est compétitif au-delà du marché européen.
Cette trajectoire fait de la réindustrialisation non pas un simple rattrapage, mais une transformation industrielle du textile, alignée sur les enjeux technologiques et géopolitiques du XXIème siècle.
En guise de conclusion
La réindustrialisation stratégique décrite pour le textile européen ne peut être un simple effet d’annonce ou une réaction impulsive. Elle doit reposer sur :
- Des choix technologiques.
- Une structuration collective.
- Un financement de long terme.
- Et une vision d’usage renouvelée.
Les secteurs extérieurs étudiés (aéronautique, batteries, construction, automobile) montrent que survivre face à la « chinoinisation » exige plus que de la défense : il faut attaquer avec des armes différentes (innovation, plateformes, contrôle des technologies, différenciation écologique).
Si le textile peut s’inspirer de ces trajectoires – non pas en imitant, mais en adaptant -, il a la capacité de se transformer en industrie européenne d’avant-garde textile, plutôt que de devenir le « low-cost of Europe » pour l’Asie.